Manifeste


Tu cherches à savoir ce qu’il est. Personne ne réussi encore à en
donner une définition globale et universelle. Peut être parce qu’il n’est
pas résumable en une phrase.
Un manifeste ? C’est un exercice difficile. Il paraît que « pour lancer un
manifeste il faut arranger la prose sous une forme d’évidence absolue,
irréfutable ». Écoutes bien. Mais tu sais, ma vision est particulière. Avec
mes confrères, notre plus grande qualité est de n’être jamais d’accord.
C’est ce qui nous amène à être différents dans nos créations. Notre
vision personnelle permet à chacun de disposer de produits appropriés.
Commençons par l’objet. J’entends par objet tout ce qui nous environne
et qui a pu sortir d’une usine ou autre manufacture. Thomas Madonaldo
le définit par ce qui « tend à embrasser tous les aspects de
l’environnement humain qui sont conditionnés par la production
industrielle ».
Donc on surligne INDUSTRIELLE.
On est censé oeuvrer en silence. Personne ne devrait savoir qui est
derrière son taille crayon. Tout simplement parce que l’objet ne serais
plus perçu « nature » mais accolé à une signature. Bien sûr, la signature
fait vendre. Tu n’aurais pas acheté un taille crayon mais le taille crayon
de… Bien plus cher, évidemment. Mais, les qualités du produit passeront
derrière l’image de l’homme. Alors qu’on devrait s’en moquer. Si tu
achètes l’objet en te disant « c’est tout à fait ce dont j’ai besoin », j’ai
réussi ma mission. Tu peux peut-être avoir une pensée pour moi « C’est
drôlement malin ça » ou encore « c’est amusant ! ».
On va comparer ceci avec le mobilier d’auteurs si tu le veux bien.
Combien de fois as-tu entendu « j’ai une nouvelle bibliothèque Duran, je
l’ai payée très cher mais je ne regrette pas ». Alors qu’on devrai plutôt
nous faire remarquer « As-tu vu ce superbe livre, c’est une de mes
dernières trouvailles ». Ici la bibliothèque est un écrin à livres. C’est un
prétexte. Tu pourrais très bien empiler tes livres à même le sol. Si tu ne
le fais pas c’est parce que tu as trouvé mieux. Mais ce mieux n’est pas
conditionné par un nom propre.
C’est falsifier le jugement du consommateur. On doit le séduire par les
qualités intrinsèques au produit. Si ce n’est qu’un effet de mode, qu’un
nom, il passera. Seul la qualité vraie dure. On doit aiguiller le
consommateur vers le juste et donc lui laisser le libre arbitre.
Attention, j’accepte les objets d’édition, les pièces uniques écloses de
dix ans de gestation, d’introspection d’un homme qui ne sait peut-être
même plus pourquoi il y travaille.
Je ne veux juste pas trop y être associé.
C’est là des artistes, c’est une démarche parallèle à la mienne. Nos
chemins peuvent se croiser mais nous ne sommes pas synonymes.
On se voit dans des foires de maisons et d’objets. Mais si vous voulez
voir des vrais produits, allez plutôt à Castorama. Pourtant nous sommes
tous inspirés de ces « artistes ». Ils sont censés êtres à l’avant garde.
Donc on se côtoie dans les mondanités ou au cours d’une collaboration
hasardeuse sans jamais vraiment s’associer car nous sommes trop en
désaccord pour en tirer une avancée conséquente.
Comme on parle d’objets courants tu dois t’interroger. De quels objets
précisément ? C’est là que tu prends conscience que tout autour de toi
est passé par un bureau d’étude. Oui, ton balai. Oui, ta bouteille d’eau.
Oui, les boutons qui ferment ton jeans. Tout.
C’est impressionnant n’es-ce pas ? Moi-même je pense que je trouverai
toujours ça merveilleux. L’avantage qu’il n’y ai pas de signature dessus
c’est qu’on peut essayer d’imaginer le visage de celui qui a fait les motifs
du Sopalin.
Tu te demandes « mais après tout, on n’a pas besoin de douzaines de
bouteilles d’eau différentes ». Oui. Mais le monde est commerce,
marketing. On est un métier de luxe. Si période de pénurie, nous nous
effaçons. Espère la prospérité. Enjoue toi à chaque nouvelle marque
créée. Tu pourras peut-être en faire la marque parfaite aux produits
parfaits. J’exagère peu. Les périodes de crise ont éclairé de nouvelles
facettes du design. La pénurie force à mieux réfléchir la productivité.
Mais nous serions alors encore moins nombreux. Le sort du monde des
objets serait abandonné à une poignée de personnes.
Maintenant que tu observes ce qui t’entoure, tu risques de trop y faire
attention. Pour la suite on va distinguer deux sortes d’objets : les
conscients et les inconscients. Les conscients sont des objets de désir,
les inconscients des objets qu’on s’impose comme nécessaires.
Les inconscients sont les plus fascinants. Mon jeu, car il faut que ça
reste amusant, consiste à leur donner une âme. Que tu l’aperçoives,
même une fraction de seconde. Que tu n’ais pas besoin de le cacher
quand des étrangers entrent chez toi. On aime ou on déteste cet objet
non négligeable qui a une âme. Dans tous les cas, on a un avis à donner
dessus.
Car si j’arrive à donner du sens à ce qui t’entoure c’est là pour toi un des
meilleurs cadres d’épanouissement. Si sans y faire attention tu choisis
un bon produit, j’ai réussi. Il faut que tout ce qui t’es nécessaire ait une
âme. Après tout, on cherche à s’entourer d’amis sympathiques. Alors
pourquoi négliger ce qui gravite autour de l’humain ? Aucune raison.
Je te l’accorde, je n’aurai pas assez d’une vie pour penser à chacun des
produits qui nous entourent. Mais je m’intéresse à tout. Absolument tout.
Ou je me force un peu pour faire semblant. C’est important. C’est un
domaine qui est tellement vaste qu’on serait vite tentés de se spécialiser.
Dommage. Si tu essayes de toucher à tout, tu auras peut-être un
domaine d’expertise moins vaste dans chaque domaine que celui qui y a
passé dix ans. Mais tu auras la joie de ne jamais t’ennuyer. Tu
apprendras de tout sur tout. Tu es explorateur. C’est comme un tour du
monde. À chaque projet tu visites un nouveau pays. Choc des cultures,
souvenirs fabuleux, rencontres inattendues, plats indigestes, langue
d’abord hermétique puis apprivoisée.
Tu apprends. Non stop. Le jour où tu décides d’arrêter d’appendre et
d’être curieux, tu vas poser un CV à Mammouth en tant que caissier. Tu
dois tout absorber pour le synthétiser et comprendre l’air du temps. Ça
ressemble à la photosynthèse. Tu absorbes de la diversité pour créer de
la nouveauté. L’ambiance actuelle est déjà dépassée mais tu dois en
imaginer l’avenir à deux ou trois ans.
Si tu n’es pas une grosse éponge qui absorbe tout, commence à
t’entraîner. Ettore Sottsass a même dit qu’on était « une éponge, certes,
mais une éponge cosmique ». Tout de même. Moi aussi j’ai peur de ne
pas être assez cosmique alors je me dépêche d’éponger de nouvelles
choses. Ça doit être comme ça qu’on devient Éponge Galactique.
Encore un point, un des plus importants à mon sens. Il faut vouloir
changer le monde. Je sais, je ne peux pas. Mais il faut rester optimiste,
utopiste. Un monde meilleur… Ça fait rêver. Et imagine que c’est toi qui
fais sourire ou s’extasier les autres. Fabuleux. Enzo Mari a parfaitement
définit cet état. Ça viendrait d’un « désir utopique de changer le monde.
La qualité n’est pas la richesse formelle mais le fait qu’il discutera
toujours de la réalité et de l’utopie. »
Ne prends pas ça à la légère. C’est peut-être le syndrome Peter Pan
mais déjà tu restes heureux et en plus tu rêve de rendre les autres
épanouis. Rêve d’enfant : plus tard je serais inventeur. On joue à trouver
des solutions à des énigmes. Altruiste dis-tu ? Eh bien si tu n’essayes
pas de plaire à l’autre tu te rapproches de ce qu’on appelle un ermite.
Notre profession a été créée pour servir la vie. On est amoureux de la
fonction, du beau. On rêve d’un monde que beau. Que tout autour de
nous soit juste. Comme toute la vie est consommation, tu touches à
toute la vie. C’est rendre chaque geste incontestable. Plus d’incongruité.
Les objets seront la prothèse parfaite à l’homme. Tout tombe sous le
sens. Le mot le plus entendu sera « évidemment ».
Tu dois provoquer l’envie. Tu es séducteur caché, le Dom Juan de
l’industrie. Et tu n’es pas irremplaçable. Attention à la statue de pierre.
Tu ne dois pas séduire puis bafouer. Il te faut des qualités. Le
consommateur doit avoir des objets fidèles. Tu es conditionné par
l’industriel. Mais si il t’appelle c’est pour avoir le plus que tu apportes. Le
cahier des charges n’est qu’un prétexte à l’amélioration. Tu dois t’y
contraindre mais en tirer le plus de profit.
On peut se poser la question de ce qu’est un bon produit. C’est le
produit auquel le consommateur est attaché. Qu’il fasse partie de la
construction de notre vie. Un objet-mémoire. Évidemment on s’attache et
s’enchaîne à une foule d’objet non nécessaire qui sans lesquels nous
devenons impotents. Mais c’est là notre gloire. Rendre nécessaire le
futile. Et pour ceci ne pas faire que suivre les modes. Ce qui est juste
perdure. Et ce qui est juste est constitué d’une grande part de fonction
avec de l’amour pour l’homme ajouté. On se sent peut-être moins seul
dans notre société d’égoïsme avec des objets faits pour nous aimer et
qu’on se doit d’aimer. On crée le désir sans pour autant devenir
prostituées.
Redevenons enfant. On aime écouter des histoires et en raconter. Eh
bien maintenant faisons que les histoires deviennent vraies.
Je vais citer le plus connu qui a tout de même dit quelque chose
d’intéressant. Quand il présente sa chaise « miss Trip » il nous dit qu’elle
« est l’archétype de la chaise de cuisine sur laquelle maman servait le
café au lait. On n’achète pas une chaise mais l’odeur du café et la
maman en prime. » C’est pour ça qu’on appuie des pin up sur des
grosses voitures, des personnes gourmandes mais gourmets sur le
moindre paquet de pâtes.
Parce que l’objet inclue un environnement. Ils communiquent entre eux
et si ils ne racontent rien, on les oublie.
Ce sera grâce à toi que chaque moment sera possible. Et il faut qu’on
lise dès la presse à injecter quelle fantastique aventure il va arriver.
Qui dit histoire dit schéma de narration. Intrigue, péripéties,
développement, conclusion ? As-tu remarqué comme ça ressemble au
suivi d’un projet ? On a, dans l’ordre, le cahier des charges, les
contraintes improbables de temps ou de moyen suivies par la mise en
oeuvre de toute la matière grise possible pour arriver dans tes placards.
Et évidemment tout doit être bien qui finit bien.
Je résume ? D’accord. Tu es effacé, tu es au premier plan. Personne ne
te connaît, tout le monde te connaît. Tu es le consommateur standard et
tu t’en inspires. Tu es loin d’être le consommateur standard, inspire toi
des autres. Tes produits t’appartiennent pourtant tout le monde en fait ce
qu’il veut. Chacun est rempli de sens, de poésie mais attention on ne doit
pas s’en apercevoir. Tu vas faire en sorte que tous s’en aperçoivent. Tu
entres dans le moule de l’industriel. Laisse jaillir ta personnalité. Tu vas
changer le monde. Dès demain. Tu ne changeras pas le monde. Tu es
optimiste ? Déchante. Tu es donc pessimiste. Deviens optimiste. Dès
maintenant. Tu fabriques des histoires que personne ne lit. Tu fabriques
des histoires que tout le monde connaît. Reste confiant. Imprègne-toi.
Attention à la saturation. Imprègne. Sature.
Je t’ai embrouillé ? C’est bien, moi aussi. Nous sommes continuellement
à la recherche de réponse. J’aime. Si il y avait une vraie réponse on
arrêterai de réfléchir. Et ça, je n’aime pas. On avance presque au hasard
et on explore, on découvre, on invente. C’est flou, c’est encore plus
passionnant. C’est sans doutes pour ça que je ne l’ai pas nommé une
seule fois.

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